Chapitre 21
— Catherine, ça fait quatre semaines que tu n’es pas venue nous voir. Je sais que tu es très prise par tes cours, mais promets-moi au moins que tu viendras pour Noël.
Je faisais passer le téléphone d’une oreille à l’autre en attendant que mes toasts sortent du grille-pain – en général, ils étaient si violemment éjectés de l’appareil qu’ils retombaient en s’écrasant sur le comptoir. Je me sentais très coupable.
— Je te l’ai dit, maman, je serai là à Noël. Mais d’ici là, je vais être très occupée. Je travaille très dur. Les examens approchent.
Ce n’étaient pas les révisions qui m’avaient pris la plus grande partie de mon temps. Oh, j’avais travaillé, oui, mais pas pour la fac. Bones et moi avions épluché tous les journaux de la région pour essayer de trouver qui pouvait bien être cette personne « plus haut placée » qu’un juge ou un commissaire dont Francesca avait parlé. Nous étions arrivés à la conclusion que cette personne devait exercer une autorité sur la police, vu le nombre de rapports escamotés ou modifiés, et, par conséquent, le maire de Columbus était notre suspect numéro un. Nous l’avions surveillé, suivi, espionné, nous avions vérifié ses antécédents et nous avions cherché toutes les informations disponibles le concernant. Jusqu’ici, nous avions fait chou blanc, mais peut-être était-ce seulement la preuve qu’il était très prudent. Après tout, cela ne faisait que neuf jours que nous nous intéressions à lui.
— Tu fréquentes toujours Timmie ? J’espère que vous utilisez des préservatifs.
Je pris une profonde inspiration. Cette discussion me rendait plus nerveuse que je ne l’avais jamais été face à des monstres assoiffés de sang, mais je ne l’avais que trop longtemps repoussée.
— En fait, je voulais t’en parler. Tu pourrais venir ce week-end ? On... on pourrait en discuter tous ensemble.
— Tu n’es pas enceinte, au moins ? demanda-t-elle instantanément.
— Non.
Mais quand tu sauras la vérité, ce sera pire à tes yeux que si je l’avais été.
— Très bien, Catherine. (Elle paraissait moins inquiète, mais toujours méfiante.) Quel jour ?
— Vendredi, à 19 heures ?
— D’accord. J’amènerai une tarte.
Et je prévoirai un bon stock d’aspirine, parce que tu vas en avoir besoin.
— OK. À vendredi. Je t’aime, maman.
Même si toi tu décides que tu ne m’aimes plus.
— Il y a quelqu’un à la porte, Catherine. Il faut que j’y aille.
— D’accord. Salut.
Je raccrochai. Bon, voilà qui était fait. J’en parlerais à Bones quand je le verrais. Le connaissant, il serait content. Le malheureux ne savait pas ce qui l’attendait.
Une trentaine de minutes plus tard, quelqu’un frappa à la porte. Cela me fit sursauter. Timmie était parti rendre visite à sa mère, Bones avait quitté mon appartement à l’aube, comme à son habitude, ce qui ne laissait plus comme possibilité que mon propriétaire, monsieur Joseph – ça ne pouvait pas être ma mère puisque je venais juste de lui parler au téléphone. Je regardai par le judas, mais je ne reconnus aucun des deux hommes qui étaient derrière la porte.
— Qui est-ce ?
Les vibrations qui émanaient d’eux étant humaines, je ne pris pas mes pieux.
— Police. Inspecteur Mansfield et inspecteur Black. Vous êtes bien Catherine Crawfield ?
La police ?
— Oui, dis-je sans toutefois ouvrir la porte.
Il y eut un silence embarrassant.
— Pouvez-vous nous ouvrir, mademoiselle ? dit finalement l’un des inspecteurs. Nous aimerions vous poser quelques questions.
Je compris à son ton qu’il n’appréciait pas de parler à une porte. Je cachai frénétiquement mes pieux sous le canapé, pour les avoir à portée de main, au cas où.
— Juste une minute ! Je ne suis pas habillée.
Je mis le reste de mes armes dans une valise que je poussai sous le lit. J’enfilai un peignoir pour leur donner l’impression que je m’étais habillée à la hâte et j’ouvris la porte.
L’homme d’une cinquantaine d’années que j’avais vu par le judas se présenta comme étant l’inspecteur Mansfield, et le plus jeune, qui devait avoir dans les trente-cinq ans, était l’inspecteur Black. L’inspecteur Mansfield me tendit une carte avec son nom et son numéro de téléphone. Je la pris, leur serrai la main à tous deux et jetai un coup d’oeil rapide sur les insignes qu’ils me montrèrent.
— Vous pourriez très bien les avoir achetés au supermarché sans que je puisse faire la différence, alors vous m’excuserez mais je préfère que nous restions près de la porte pour parler.
J’avais parlé d’une voix froide mais polie tandis que je les évaluais mentalement. Ils n’avaient pas l’air menaçants, mais les apparences étaient parfois trompeuses et nous savions qu’Hennessey avait des sbires en uniforme sous ses ordres.
L’inspecteur Mansfield me regarda lui aussi avec des yeux inquisiteurs. J’espérais ressembler au prototype même de l’étudiante innocente.
— Mademoiselle Crawfield, si cela peut vous mettre à l’aise, vous pouvez appeler le commissariat pour vérifier nos numéros de matricule. Cela ne nous dérange pas d’attendre. Ensuite nous pourrions entrer, et cela nous éviterait à tous de devoir rester debout pour discuter.
Bien essayé, mon gars, mais ça ne prend pas.
— Oh, ça ira. De quoi s’agit-il ? Quelqu’un a cabossé ma voiture ? C’est arrivé plusieurs fois ces derniers temps sur le campus.
— Non, mademoiselle, nous ne sommes pas là pour votre voiture, mais je suis sûr que vous avez une idée assez précise du motif de notre visite, n’est-ce pas ?
— Non, pas du tout, et je n’aime pas beaucoup jouer aux devinettes, inspecteur.
Je durcis un peu le ton pour leur montrer que je n’étais pas aussi déstabilisée que j’en avais l’air – même si mon estomac criait le contraire.
— Tiens donc ! Figurez-vous que nous non plus, nous n’aimons pas les devinettes. Surtout lorsqu’elles concernent des jeunes femmes assassinées et des cadavres déterrés. Connaissez-vous Felicity Summers ?
Ce nom me disait vaguement quelque chose, mais je ne risquais pas de le leur dire.
— Non, qui est-ce ? Et de quoi est-ce que vous parlez ? C’est une farce ?
J’écarquillai légèrement les yeux, comme l’aurait fait quelqu’un qui n’avait pas une quinzaine de morts sur la conscience. Lorsqu’il avait parlé de cadavres déterrés, mes genoux avaient failli lâcher. Heureusement, j’avais réussi à rester droite comme un piquet.
— C’était une jeune mère de famille de vingt-cinq ans qui a disparu il y a six ans alors qu’elle était en visite chez une amie. Des chasseurs ont retrouvé son corps décomposé il y a huit semaines, dans l’Indiana. Mais sa voiture, une Passat bleu marine de 1998, a été retrouvée au fond du lac Silver, près d’ici, il y a deux semaines. Rien de tout cela ne vous dit quelque chose ?
À présent, ça me revenait. Je revis mentalement les papiers du véhicule, la nuit où j’avais tué mon premier vampire. Celui qui m’avait emmenée au lac Silver au volant d’une belle Passat bleue. Zut, ils avaient retrouvé la voiture dont je m’étais débarrassée.
Je parvins toutefois à cligner des yeux d’un air naïf et je secouai la tête.
— Pourquoi est-ce que ça devrait me dire quelque chose ? Je n’ai jamais mis les pieds dans l’Indiana. Comment aurais-je pu connaître cette pauvre femme ?
Pauvre femme, en effet. Je savais mieux que ces deux crétins imbus d’eux-mêmes les souffrances qu’elle avait dû endurer.
— Pourquoi ne voulez-vous pas nous laisser entrer, mademoiselle Crawfield ? Vous avez quelque chose à cacher ?
Voilà qu’il recommençait. Lui et son collègue ne devaient pas avoir de mandat, sinon ils n’auraient pas fait preuve d’une telle insistance pour entrer.
— Je vais vous le dire. Parce que vous n’avez pas le droit de venir me poser des questions sur une femme morte en sous-entendant que j’y suis pour quelque chose. Ça ne me plaît pas.
Et toc. Je croisai les bras sur ma poitrine pour accentuer ma prétendue indignation.
Mansfield se pencha vers moi.
— D’accord. Si vous voulez la jouer comme ça, pas de problème. Sauriez-vous pourquoi un corps sans tête a été enterré à moins de cent mètres de l’endroit où la voiture de Mme Summers a été retrouvée ? Ou pourquoi ce cadavre était vieux de près de vingt ans ? Avez-vous une idée de la raison qui pourrait pousser quelqu’un à déterrer un corps pour ensuite lui couper la tête, l’habiller avec des vêtements d’aujourd’hui, et l’enterrer près de l’endroit où on s’est débarrassé de la voiture de la victime dont le corps a été retrouvé dans un État voisin ?
Et un point pour Bones. Il avait vu juste quand il avait dit que les premiers vampires que j’avais tués étaient jeunes.
— Non, je n’en ai pas la moindre idée. Je ne sais pas ce qui pousse les gens à faire toutes sortes de choses étranges, ici ou ailleurs. (C’était on ne peut plus vrai.) Mais ce que je sais encore moins, c’est pourquoi vous me posez ces questions à moi.
Mansfield eut un petit sourire mauvais.
— Oh, vous êtes douée. Une gentille jeune fille originaire d’une petite ville de campagne, hein ? Mais vous voyez, il se trouve que j’en sais un peu plus sur vous. Je sais, par exemple, que le soir du 12 novembre 2001, un homme répondant à la description du ravisseur de Felicity Summers a été vu en train de quitter la boîte de nuit Galaxy en compagnie d’une jeune et jolie rousse. Ils sont partis dans la Passat bleu marine 1998 de Felicity. On avait un avis de recherche sur la Passat, et elle a été arrêtée à Columbus le même soir. Pour je ne sais quelle raison, le policier s’est embrouillé et a laissé partir le suspect, mais pas avant d’avoir relevé le numéro de la plaque. En creusant un peu plus avant, l’inspecteur Black a découvert que cette même nuit votre grand-père avait appelé la police pour signaler que vous n’étiez pas rentrée. Cela ne vous dit toujours rien ?
J’avais la très désagréable impression d’être dans un feuilleton policier.
— Non, pour la cinquième fois, rien de tout cela ne me dit quoi que ce soit. Il se peut que je sois rentrée un peu tard le fameux soir où l’assassin présumé de cette femme a été vu quittant une boîte en compagnie d’une fille rousse. Et alors ? Parce que je suis rousse, c’était forcément moi ?
À la façon dont Mansfield croisa les bras, je compris qu’il n’en avait pas encore fini avec moi.
— Si notre seul indice était la couleur de vos cheveux, votre objection serait parfaitement justifiée. Ce ne serait pas une preuve suffisante pour vous soupçonner. Mais mon nouveau collègue ici présent (il désigna l’inspecteur Black d’un signe de tête) a fait des heures supplémentaires, et vous savez ce qu’il a réussi à trouver à partir d’un procès-verbal d’agression bidon ? Vous, Catherine. Vous avez été identifiée comme la fille rousse qui est partie ce soir-là avec le ravisseur de Felicity Summers.
Bon sang. Comment avaient-ils fait le lien ? Comment ?
— Je ne sais pas qui est votre source, mais que quelqu’un essaie de m’impliquer dans l’affaire de la disparition de cette femme six ans après, c’est grotesque. Vous ne trouvez pas ça bizarre qu’au bout de tout ce temps, quelqu’un affirme tout à coup m’avoir vue partir avec cet homme ?
Mansfield ricana d’un air hargneux.
— Vous savez ce que je trouve bizarre, moi ? C’est qu’une gentille fille comme vous se soit retrouvée mêlée à tout ça. Qui sont ces gens, des adorateurs de Satan ? C’est pour ça qu’ils déterrent des cadavres et qu’ils les habillent avec des vêtements d’aujourd’hui ? Pour en faire des effigies ? En outre, nous avons eu connaissance d’autres affaires de ce type. On a retrouvé un cadavre pas très loin d’ici il y a une dizaine de jours. C’était une femme, ce coup-ci, et elle était morte depuis près de cent ans ! Allons, Catherine. Vous savez qui est derrière tout ça. Dites-nous tout et nous pourrons assurer votre protection. Mais si vous persistez à nier les faits, vous tomberez avec les vrais coupables et vous serez inculpée de complicité de meurtre, conspiration, profanation de sépulture et enlèvement. Vous voulez vraiment passer le reste de votre vie en prison ? Franchement, ça n’en vaut pas la peine.
Eh bien, ils en avaient des théories. D’un point de vue strictement humain, leur raisonnement tenait la route. Pour quelle autre raison déterrerait-on un vieux cadavre avant de le remettre en terre ? Parce que le cadavre en question n’en était pas vraiment un, bien sûr.
— Je vais vous dire ce que je sais. (La colère et l’inquiétude durcissaient ma voix.) Je sais que je refuse d’écouter plus longtemps vos idées tordues à propos de femmes mortes et de vieux cadavres. Vous tendez votre filet un peu au hasard, et je n’ai pas l’intention de m’y laisser prendre.
Sur ces mots, je me retournai et claquai la porte. Ils ne firent rien pour m’en empêcher, mais Mansfield continua à me parler depuis le couloir.
— Donc j’imagine que vous ne connaissez pas non plus Danny Milton ? Comment croyez-vous qu’on a eu votre nom ? C’est lui qui vous a vue partir du club Galaxy avec le ravisseur de Felicity Summers, il y a six ans. Il s’en souvient parce que, d’après ce qu’il nous a dit, vous vous étiez disputés ce soir-là, et il n’a rien dit à la police à ce moment-là car il n’avait pas envie qu’on sache qu’il avait une relation avec une mineure. Mais ce matin il a tout raconté au téléphone à l’inspecteur Black, qui est tombé par hasard sur la plainte déposée par Danny : il dit que votre nouveau petit ami lui aurait broyé les os de la main rien qu’en la serrant entre ses doigts. On ne sait pas comment Danny s’est blessé à la main, mais on sait une chose : ce n’est pas le résultat d’une simple poignée de main. Vous l’avez emmené quelque part et vous la lui avez démolie ? Pour le convaincre de ne pas parler, peut-être ? Il va tout nous raconter, soyez-en sûre. Et nous reviendrons.
J’attendis que le bruit de leurs pas disparaisse au loin avant de m’effondrer sur le sol.
Mon expérience des séries policières me disait que sauter sur mon téléphone pour appeler Bones n’était pas du tout la meilleure chose à faire. J’étais peut-être sur écoute. Ils en savaient déjà beaucoup, mais pas encore assez. Leur petit numéro d’intimidation avait eu pour but de me faire peur pour que j’avoue. Eh bien, cela ne risquait pas d’arriver. Ne serait-ce que parce que mes aveux me vaudraient certainement des vacances prolongées dans un hôpital psychiatrique, où je passerais mes journées à raconter mes histoires de monstres sanguinaires aux gentils docteurs qui me soigneraient pour psychose maniaco-dépressive.
Au lieu de cela, j’enfilai un pantalon de jogging noir et un haut moulant à manches longues, puis je mis des baskets et nouai mes cheveux en queue-de-cheval. Ils penseraient que j’allais courir dans les bois. L’entrée de la grotte était difficile à repérer si on ne savait pas où chercher, ce qui était leur cas. De plus, ils ne réussiraient pas à me suivre sur un terrain aussi irrégulier, même s’ils essayaient. Mansfield ferait probablement un arrêt cardiaque. J’avais deviné à son odeur que c’était un gros fumeur.
Je ne devais surtout pas donner l’impression de filer tout droit jusqu’à une scène de crime. Je me rendis donc au centre commercial où je flânai pendant une heure malgré mon estomac sens dessus dessous. Puis je partis et pris la direction de la grotte.
Plutôt que de garer le pick-up à quatre cents mètres de l’entrée, comme à mon habitude, je m’arrêtai plus loin encore. J’avais donc plus de six kilomètres de terrain boisé à parcourir avant d’arriver à la grotte. Au cas où ils m’auraient suivie, je pris soin de m’étirer et de m’échauffer comme l’aurait fait un jogger normal, puis je démarrai en trombe en décrivant de grands cercles pour camoufler ma véritable destination.
Après quinze kilomètres de course rapide, je fonçai à l’intérieur de la grotte. Bones arrivait déjà pour m’accueillir, l’air étonné mais ravi.
— Chaton, je ne t’attendais pas si tôt...
Il s’interrompit lorsqu’il vit mon visage. Je jetai mes bras autour de son cou et j’éclatai en sanglots.
— Qu’y a-t-il ?
Il me souleva et me porta rapidement jusqu’au canapé. Je retrouvai assez de calme pour tout lui expliquer.
— Danny ! Danny Milton ! Ce minable a encore réussi à me baiser, mais cette fois sans même enlever ses vêtements ! Je viens de recevoir la visite de deux policiers. Cet enfoiré leur a donné mon nom et il leur a dit que j’avais quitté une boîte de nuit au bras d’un meurtrier il y a six ans, et maintenant devine qui est leur suspect numéro un dans une affaire irrésolue impliquant une jeune femme assassinée et un étrange cadavre momifié ? Je crois qu’il va falloir que tu t’occupes d’eux et que tu modifies leur mémoire, sinon je n’aurai jamais mon diplôme. Bon Dieu, ils pensent que je protège un tueur occulte... Si tu avais entendu les théories qu’ils m’ont sorties...
Une expression de profonde inquiétude passa sur son visage et il se leva du canapé.
— Chaton. (Sa voix avait une intensité terrible.) Prends le téléphone et appelle ta mère. Tout de suite. Dis-lui de quitter la maison avec tes grands-parents. Amène-les tous ici.
— Tu as complètement perdu la tête ? (Je m’étais levée moi aussi, les yeux écarquillés, n’arrivant pas à comprendre où il voulait en venir.) Pour commencer, ma mère sortirait de la grotte en hurlant parce qu’elle a peur du noir, et je vois déjà la tête que feront mes grands-parents en arrivant ici. La police ne vaut pas la peine de...
— Je n’en ai rien à foutre de la police. (Ses mots étaient tranchants comme des lames de rasoir.) Hennessey cherche toutes les informations qu’il peut trouver sur moi ou sur les gens qui me sont proches. Tu sais qu’il a des hommes de main dans la police, ce qui veut dire que s’ils te suspectent de meurtre dans une affaire impliquant un cadavre momifié, il est déjà au courant. Tu as perdu ton anonymat. Tu es liée à un vampire mort, et il n’a qu’à regarder ta photo pour se rendre compte que tu es la fille qui a failli causer sa mort. Alors prends le téléphone et débrouille-toi pour convaincre ta famille de quitter la maison.
Mon Dieu, je n’avais pas pensé à ça ! Les mains tremblantes, je pris l’appareil qu’il me tendait et composai le numéro. Le téléphone sonna. Une fois... deux... trois... quatre... cinq... six... Je sentis les larmes me monter aux yeux. Jamais ils ne laissaient sonner si longtemps. Oh non, par pitié... dix... onze... douze...
— Ça ne répond pas. J’ai parlé à ma mère ce matin, avant la visite des policiers. Elle a raccroché en me disant que quelqu’un venait de sonner à la porte...
Nous enfourchâmes sa moto et nous fonçâmes à travers la forêt. Pour une fois, j’étais contente qu’il ait cet engin de mort. Il n’y avait pas mieux pour filer à toute allure sur ce genre de terrain. Si jamais quelqu’un essayait de nous arrêter, j’aurais du mal à faire croire que je n’étais coupable d’aucun des crimes dont j’étais accusée. Par-dessus mon pantalon de jogging élastique noir, j’avais enfilé des bottes à croisillons pour ranger mes pieux. J’avais aussi des couteaux en argent attachés à mes bras et à mes cuisses et deux revolvers chargés de balles en argent dans ma ceinture. Cela dit, nous ne nous serions arrêtés pour rien au monde. Si quelqu’un voulait nous appréhender, il lui faudrait nous attraper.
Je continuais à appeler la maison à partir du portable de Bones, en jurant et en priant le ciel. Toujours aucune réponse. S’il leur était arrivé quelque chose, c’était de ma faute. Si seulement je n’avais pas bu ce gin empoisonné qui m’avait empêchée de tuer Hennessey... si seulement je n’avais jamais rencontré Danny... Je ressassais dans ma tête les tas de raisons que j’avais de m’en vouloir. En principe, il fallait une heure et demie pour faire le trajet entre la grotte et la maison de mes grands-parents. Bones parcourut la distance en moins d’une demi-heure.
Il gara la moto devant l’entrée. Je sautai à terre la première et je bondis sur le porche. Je franchis la porte et, une fois à l’intérieur, je ne pus résoudre mon cerveau à accepter ce que voyaient mes yeux. En proie à la panique, je marchai à grandes enjambées et je glissai sur le liquide rouge répandu sur le sol, perdant l’équilibre. Bones entra d’un pas plus sûr mais tout aussi rapide, et me remit sur mes pieds.
— Hennessey et ses hommes sont peut-être encore dans le coin. Ça ne rendra service à personne si tu craques !
Sa voix était dure, mais elle se fraya un chemin jusqu’à la partie de mon cerveau dont j’avais perdu le contrôle en voyant tout ce sang. Les premières ombres du crépuscule assombrissaient le ciel. Les derniers rayons pâles de la lumière du jour se reflétaient dans les yeux sans vie de mon grand-père, étendu sur le sol de la cuisine. Il avait la gorge tranchée. C’était sur son sang que j’avais glissé.
Je me dégageai des mains de Bones et empoignai mes couteaux, prête à les lancer sur le premier mort-vivant qui se montrerait. Une trace de sang courait jusqu’en haut de l’escalier, et des empreintes de mains écarlates nous indiquaient la direction à suivre. Bones inspira profondément et me repoussa contre le palier.
— Écoute. Je ne les perçois que très légèrement, donc je pense qu’Hennessey et tous ceux qui étaient avec lui ne sont pas dans les parages. Garde néanmoins tes couteaux à la main et prépare-toi à les lancer surtout ce qui bouge. Reste là.
— Non, dis-je les dents serrées. Je monte.
— Ce n’est pas une bonne idée, Chaton. Laisse-moi y aller. Toi, tu montes la garde.
Je pouvais lire de la pitié sur son visage, mais je n’en tins pas compte. Je fis passer mon chagrin à l’arrière-plan. Je m’y abandonnerais plus tard. Beaucoup plus tard, lorsque tous les vampires responsables de ce carnage et toutes les personnes qui les accompagnaient seraient morts.
— Pousse-toi.
Jamais mon ton n’avait été aussi menaçant. Bones recula mais me suivit de près dans l’escalier. La porte de ma chambre avait été défoncée. Elle ne tenait plus que par une charnière. Ma grand-mère était par terre, le visage contre le sol, les doigts figés semblables à des griffes, comme si même dans la mort elle essayait encore d’échapper à ce qui l’avait traquée. Son cou portait deux marques de blessures, l’une superficielle, l’autre béante. Mourante, elle avait dû se traîner dans l’escalier jusqu’à ma chambre. Bones s’agenouilla à côté d’elle et fit une chose étrange : il renifla les plaies de son cou. Il s’empara ensuite d’un oreiller ensanglanté posé sur mon lit et le plaqua contre son visage.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Bon Dieu, il n’avait pas faim, quand même ! Cette pensée lugubre me fit frissonner.
— Je perçois leur odeur. Ils étaient quatre, et parmi eux se trouvait Hennessey. Je sens l’odeur de ta mère sur cet oreiller. Ils l’ont emmenée. Elle a perdu du sang, mais pas assez pour que ses jours soient comptés.
Je fus tellement soulagée que je faillis m’effondrer. J’avais eu tellement peur. Mais elle était vivante, ou en tout cas il y avait encore une chance pour qu’elle le soit. Bones fouilla la pièce à la manière d’un chien policier et suivit la piste qui redescendait au rez-de-chaussée. Je l’entendis dans la cuisine et je compris qu’il reniflait à présent le corps de Papy Joe. C’était trop affreux pour que j’y pense. Je retournai doucement le corps de ma grand-mère ; ses yeux ouverts semblaient me fixer d’un air accusateur. « Tout cela est de ta faute ! » hurlaient-ils en silence. Étouffant un sanglot, je les fermai en priant le ciel pour qu’elle ait enfin trouvé la paix. Moi, je ne la trouverais jamais.
— Descends, Chaton. Quelqu’un approche.
Je redescendis précipitamment l’escalier en évitant de glisser sur le sang luisant qui recouvrait les marches. Bones froissait quelque chose dans sa main. Il le coinça dans sa ceinture et me poussa hors de la maison. Une voiture approchait. Elle était encore à plus de un kilomètre de distance, mais je saisis deux couteaux supplémentaires pour en avoir quatre dans chaque main.
— Ce sont eux ?
Je l’espérais. Je ne souhaitais rien de plus au monde que d’étriper les brutes qui avaient fait ça.
Bones se posta à côté de moi, les jambes écartées, et plissa les yeux.
— Non, ils sont humains. J’entends les battements de leur coeur. Allons-y.
— Attends ! (Je regardai désespérément autour de moi, mes mains et mes vêtements recouverts du sang de ma famille.) Comment va-t-on réussir à savoir où ils ont emmené ma mère ? Je me fous de qui va arriver, on ne part pas tant qu’on ne le sait pas !
Il sauta sur la moto et lui fit faire demi-tour, puis il me fit signe de venir d’un mouvement de tête.
— Ils ont laissé un mot. Il était dans la chemise de ton grand-père, je l’ai pris. Viens, Chaton, ils sont là.
En effet. La voiture pila à une trentaine de mètres de nous, et les inspecteurs Mansfield et Black en sortirent, leurs armes à la main.
— Plus un geste ! Ne bougez pas !
Bones sauta de la moto et se plaça en un clin d’oeil devant moi en vue de me protéger des balles – elles n’auraient aucun effet durable sur lui, mais elles pouvaient en revanche salement m’amocher.
— Grimpe sur la moto, Chaton, murmura-t-il. (Il avait parlé si bas qu’ils n’avaient pas pu l’entendre.) Je monterai derrière toi. Il faut qu’on parte au plus vite. Ils ont certainement appelé du renfort.
— Les mains en l’air ! Lâchez vos armes !
Mansfield approchait à pas mesurés. Bones obéit et étendit les mains. Il essayait de gagner du temps.
Je sentis tout à coup un froid glacial s’emparer de moi et j’oubliai mon chagrin et ma douleur. Bones avait sans doute prévu de se prendre deux chargeurs dans le dos pendant notre fuite. Ou bien il les laisserait essayer de le menotter avant de les assommer. Pour ma part, j’avais une autre idée en tête.
Les deux policiers avançaient vers lui, le considérant comme la menace principale. Ils avaient visiblement oublié le vieil adage selon lequel il ne fallait jamais sous-estimer la puissance d’une femme.
Je fis un pas de côté pour m’écarter de la protection que m’offrait Bones, levant mes mains en l’air, mes paumes face à moi. Mansfield fit un nouveau pas dans notre direction et je lançai le premier couteau. Il lui transperça le poignet et Mansfield lâcha son revolver. Avant que Black ait le temps de réagir, je lançai un deuxième couteau, et le jeune inspecteur s’effondra à son tour en criant et en serrant son avant-bras ensanglanté. Cela me permit de viser plus facilement mes cibles suivantes : en un clin d’oeil ils se retrouvèrent avec leur seconde main paralysée, une lame en argent plantée dans chaque poignet.
Bones me regarda en haussant un sourcil mais ne dit rien. Il grimpa derrière moi sur la moto et nous partîmes.
Derrière nous, leurs cris s’évanouirent au loin.